Article en téléchargement au format pdf : Portrait Herrou Libé 31 jan 2017
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Cédric Herrou, passeur décisif
Le paysan de la Roya, symbole de l’aide aux migrants, veut continuer son action malgré les descentes de gendarmerie et les risques de prison.
- Cédric Herrou, passeur décisif
La boîte en fer qui fait office de boîte aux lettres sera bientôt trop exiguë. Chaque jour, le facteur y dépose des dizaines d’enveloppes. A l’intérieur, mots d’encouragement, chèques et dessins. Sur chacun des bordereaux est inscrit : «Cédric Herrou, Breil-sur-Roya, France». «Google m’a téléphoné pour retirer mon adresse des recherches parce que je reçois aussi des insultes et des menaces, explique leur destinataire. Avant de raccrocher, le gars au téléphone m’a dit que j’avais leur soutien.»
Héros pour certains, délinquant pour d’autres. Mais pour tous, Cédric Herrou est désormais la figure de l’aide aux migrants dans la vallée de la Roya, une enclave montagneuse coincée entre l’Italie et la France. Sur son terrain pentu de Breil, accolé à sa maison, l’agriculteur de 37 ans a installé un joyeux «camping à la ferme». Au bout d’un chemin qui zigzague, il a planté quatre tentes, fait déposer deux caravanes par un hélicoptère et attaché aux oliviers des ampoules multicolores façon guinguette. C’est ici que Herrou héberge des migrants. Transportés depuis Vintimille avec sa fourgonnette ou arrivés seuls à pied depuis la voie ferrée qui borde sa propriété, des centaines d’enfants, de femmes et d’hommes y font une pause avant de rejoindre les métropoles européennes. Mais Herrou est un hors-la-loi. Depuis août, ses initiatives lui ont valu un procès, trois gardes à vue et cent vingt-huit heures de détention.
«Ça fait presque une heure par jour», peste-t-il en omettant la demi-journée à la barre du tribunal de Nice, la justice lui reprochant d’avoir facilité l’entrée, la circulation et le séjour en France d’étrangers. Des faits pour lesquels le procureur a requis huit mois de prison avec sursis. «C’est normal que je sois en procès, estime-t-il. Je fais une action politique, il faut la justifier.» Cédric Herrou revendique toutes ses pratiques. Il affirme qu’il continuera de «faire passer» des migrants jusqu’à l’ouverture de la frontière franco-italienne «qui tue des gamins» et la mise en place d’un accueil digne pour les demandeurs d’asile : «La France, c’est autre chose que ses frontières. La France, c’est moi, mes potes, notre petite vie. Ce n’est pas uniquement des politiques et leurs discours électoralistes.» Dans sa ligne de mire, les responsables politiques de droite locaux Christian Estrosi et Eric Ciotti, qui le qualifient, à coups de tweets, de «passeur» qui «insulte les forces de l’ordre».
Acceptant toutes les demandes des journalistes, Herrou a été élu «Azuréen de l’année 2016» par les internautes de Nice-Matin, et s’est affiché en une du New York Times. Pourtant, cet oléiculteur de la Roya était loin de s’imaginer militant engagé. Encore moins le symbole d’une cause. Né à Nice, Herrou grandit dans le quartier populaire de l’Ariane. «A l’école, j’étais avec des Beurs et des Noirs, se souvient-il. J’ai appris à être indifférent à la couleur des gens.» A la maison, lui et son frère partagent «leurs jouets, leur table, leur maison, leurs parents avec quinze enfants délaissés [de l’aide sociale à l’enfance]», écrit sa mère dans une lettre adressée au procureur. Dans cette famille d’accueil, le père, représentant en produits d’entretien, a passé sa vie à travailler pour «payer la baraque» et pour «des vacances une fois par an». Un bac mécanique moto en poche, Herrou part six mois à l’aventure sur les routes, de l’Espagne au Sénégal. Le retour en France est difficile. Il multiplie «les embrouilles» avec son frère et ses parents, dort six mois dans sa voiture, avant d’acheter «un bout de terrain abandonné et une maison en ruine» à Breil-sur-Roya. Il ne partira plus de la vallée. «J’avais des rêves de gamin : une cabane, un arbre, des animaux. J’ai trouvé ici des potes et un style de vie.»
L’enfant de la ville se glisse dans l’archétype du paysan anticonformiste. Il produit son huile, sa pâte d’olive et des œufs sur son terrain, ce qui lui rapporte 600 euros par mois. Il construit une extension de sa maison en paille, fait de la grimpe, écoute la Rue Ketanou en fin de soirée, et adopte le look béret, chandail, chaussures de montagne, qu’il ne quitte pas, même devant la juge. «Je l’ai connu très solitaire, dit sa compagne. La vie en collectivité n’était pas son délire.»
Mais un jour de 2011, Herrou prend des Tunisiens en stop. «Puis j’ai commencé à transporter des Blacks dans ma voiture et à les faire monter dans les trains, raconte-t-il derrière ses lunettes rondes. Je ne demande pas leur carte d’identité aux gens avant de les aider.» En juin 2015, la frontière franco-italienne ferme. Dans l’impossibilité de «faire passer» à cause de la présence policière, il héberge. «On s’est retrouvés à 60 dans la maison, se souvient Lucile, amie et militante aux piercings et aux dreads blondes. En octobre, 100 personnes y ont fait escale en vingt-quatre heures.»
Cédric Herrou est dépassé, angoissé pour l’avenir de «ces gamins», perd 6 kilos. C’en est trop. Il ouvre illégalement un camp dans un bâtiment de la SNCF pour accueillir des migrants et interpeller les médias. Arrestation. Garde à vue. Souricière. Procès. Depuis, les autorités sont sur son dos. Sa douce insoumission en marche, il s’amuse à raconter des anecdotes de ses (nombreux) contacts avec les autorités. «L’armée est mobilisée quand je bois une bière dans le village voisin, des policiers se vantent d’avoir arrêté la « star Herrou », saupoudre-t-il au gré de la conversation. Des gendarmes disent me comprendre parce qu’ils sont végétariens. Je ne le suis pas.»
Un sentiment d’exaltation auquel le trentenaire prend goût. «Avec un policier, j’ai même fumé dans les toilettes du palais de justice pendant une pause du procès», avoue-t-il. Mais il a ses limites. Parfois, son quotidien de désobéissant lui fait perdre son sourire : «Ils ont fait une perquisition violente chez moi et ont passé les menottes à mon frère. J’ai eu la rage.» Quelques minutes avant l’interview à Libération, il cherchait d’éventuels micros que des policiers auraient pu cacher dans son salon lors de la perquisition. Pour lui, le dénouement de cet imbroglio ne viendra pas des politiques. Ni croyant ni père de famille, celui qui a toujours voté - «soit vert, soit extrême gauche et même socialiste» - ne croit plus qu’aux initiatives citoyennes mais ne se sent pas compétent pour décider s’il faut supprimer toutes les frontières.«Il faut remettre l’humanité au centre, estime-t-il. Nous devons faire un travail citoyen pour placer l’espace politique en bas de chez soi.» En avril, il retournera dans l’isoloir et mettra «toutes les enveloppes à la poubelle». Seule une personnalité semble encore capter sa confiance. «T’as pu trouver le contact de Taubira ?» nous demande-t-il par SMS. A son tour de faire gonfler une boîte aux lettres.
22 juin 1979 Naissance à Nice. 2004 Arrivée à Breil-sur-Roya. 13 août 2016 Première arrestation, il obtient l’immunité humanitaire. 4 janvier 2016Procès pour «aide aux migrants». 10 février 2017 Délibéré attendu.